Alors que la notion d’animal, être sensible vient d’être intégrée dans le code civil, il n’est pas inutile de revenir sur le sens de ce terme pour notre association. L’animal est-il juste sensible à la chaleur, à la faim et la soif ? Connaît-il la souffrance et pas seulement la douleur ? Eprouve-t-il des émotions et des sentiments, autres que des émotions basiques comme la joie et la souffrance ?
De la négation de la douleur animale à sa reconnaissance, encore partielle
Longtemps la sensibilité de l’animal a été niée et cette négation de la sensibilité de l’animal continue encore.
La théorie dominante pendant des centaines d’années était héritée des « penseurs » comme Descartes décrivant un animal machine. Contre l’évidence d’un animal éprouvant de la douleur par exemple si on lui donne un coup de bâton, un coup de pied ou un coup de couteau, Descartes et ses successeurs expliquaient que la réponse de l’animal n’était qu’une réponse automatique à des stimuli extérieurs.
« Les animaux ne sont que de simples machines, des automates. Ils ne ressentent ni plaisir, ni douleur, ni quoique ce soit d’autres. Bien qu’ils puissent pousser des cris quand on les coupe avec un couteau, ou se contorsionner dans leurs efforts pour échapper au contact d’un fer-chaud, cela ne signifie pas qu’ils ressentent de la douleur dans ces situations. Ils sont gouvernés par les mêmes principes qu’une horloge, et si leurs réactions sont plus complexes que celles d’une horloge, c’est parce que celle-ci est une machine construite par les humains, alors que les animaux sont des machines infiniment plus complexes, faites par Dieu ».
Nous ne citons pas Descartes juste pour l’implication que sa pensée a eue sur ses contemporains et les siècles suivants. Aussi caricaturale que soit cette citation, cette manière de voir persiste encore très largement. Certes les possesseurs de chiens et de chats leur reconnaissent de très nombreux sentiments, mais qu’en est-il des autres animaux ?
Par exemple nombre de personnes favorables à l’abattage rituel expliquent que l’animal ne souffre pas, même si le beuglement des vaches et leur visage qui se tord semble dire le contraire.
Ou que le poisson qu’on remonte à un hameçon ne ressent rien, même s’il se tord au bout du fil.
Ou que le taureau dans l’arène ne ressent pas les banderilles et les coups d’épée, même si le sang gicle et qu’il courbe l’échine avant de s’effondrer.
Ou que la souris de laboratoire ne réagit que par réflexe aux nombreuses expériences qu’elle subit (sauf quand les scientifiques font des tests pour de nouveaux médicaments antidouleur et qu’ils évaluent la réaction des souris).
La vérité est que tous ces animaux sont capables de ressentir une douleur très profonde.
La science après des centaines d’années d’égarement affirme que les animaux éprouvent de la douleur. Du cochon qu’on castre à vif au chien qu’on bat.
« La douleur, avec ses composantes sensorielle, cognitive, émotionnelle et les formes de « conscience » associées sont présentes chez les mammifères et les oiseaux »
Mais cette science n’est pas épargnée par la conception classique de l’animal machine en introduisant cette notion sournoise qui s’appelle la nociception.
Ainsi, les sensations éprouvées par l’animal resteraient à l’état de sensation extérieure pour les animaux ne possédant pas de cortex, c’est-à-dire ne pouvant se faire une représentation de la douleur. Ce qui conduit des chercheurs à réfuter (ou s’interroger sur ) l’idée de la douleur des animaux ne possédant pas de cerveau ou un cerveau pas développé, comme les poissons ou les céphalopodes.
La notion d’être sensible recouvre l’idée d’un être capable d’aller vers un état qui lui est favorable et de fuir celui qui ne lui est pas. Peu importe s’il est capable de conceptualiser sa douleur. Plus que de sensibilité, c’est « l’intérêt à vivre » de tous les animaux qui importe.
En réalité, la notion d’être sensible ne doit pas être enfermée uniquement dans une perception de la douleur, que l’homme est plus ou moins capable d’évaluer. L’être sensible recouvre une notion beaucoup plus général, celle d’un être capable d’aller vers un état qui lui est favorable et de fuir celui qui ne lui est pas.
Pour Mathieu Ricard « un être dit « sensible » est un organisme vivant capable de faire la différence entre un bien-être et une douleur, entre plusieurs façons d’être traité, c’est-à-dire entre différentes conditions propices ou néfastes à sa propre survie. Il est aussi capable de réagir en conséquence, d’éviter ou de s’éloigner de ce qui pourrait interrompre son existence et de rechercher ce qui le favorise. Dans le bouddhisme tibétain, on désigne les êtres par le mot « gr oba » qui signifie aller, au sens d’aller « vers » ce qui lui est favorable et de « s’éloigner de » ce qui peut lui nuire.
Subjective ou non, la tendance naturelle du ver de terre est de rester en vie. Il n’est pas nécessaire pour cela que l’être en question dispose des capacités intellectuelles nécessaires à la formation des concepts de « douleur », d’ « existence », de « finitude ».
« [Les animaux] ont un intérêt à rester en vie, qui pourrait le nier ? » ajoute E. de Fontenay
Du ver de terre aux primates les plus évolués, tous sont des « êtres sensibles ». Tous ont droit à être défendus à cause de cette sensibilité.
Au-delà des émotions « primaires », les animaux éprouvent une vie intérieure très riche
Qui plus est, notre conception des « animaux être sensibles » va bien au-delà de ce premier état favorable, le besoin de satisfaire des besoins naturels comme la sensation de faim de soif, l’absence de stress et de danger, l’absence de douleur.
Les animaux éprouvent aussi une très grande palette de sentiments qui témoignent d’une vie intérieure très riche. Chacun peut se rendre compte du fait que le chien se réjouit de l’arrivée de son maître et que les chats prennent plaisir à jouer. Une vache souffre du fait qu’on lui retire son petit et peut meugler pendant plusieurs jours. Les équidés souffrent d’être seuls dans un champ.
La souffrance est la partie subjective de la douleur, quand bien même leur intégrité physique n’est pas atteinte. Parmi ces sentiments, le fait pour les animaux d’élevage d’être trahi par leurs éleveurs qui les envoient à l’abattoir alors qu’ils se sont fiés à lui toute leur vie, n’est pas le moindre.
Les sentiments éprouvés par les animaux sont variés, multiples, complexes et concernent tous les types d’animaux, chacun à sa manière.
Ainsi regardez l’accueil que le fou de Bassan réserve à son compagnon alors qu’il revient de plusieurs semaines en mer. Ils se tournent autour et leurs becs s’entrechoquent pendant un long moment, à l’image d’une accolade entre humains. Et quand les grues entonnent leur parade nuptiale, ne font-elles que reproduire un instinct ou au contraire ne se rendent-elles pas compte de la beauté de cette danse amoureuse ?
Dans son livre les Emotions des animaux, Marc Bekoff, éthologue américain, évoque aussi bien le cas de la gratitude d’une baleine qu’on libère d’un filet, du plaisir des éléphants qui se retrouvent, des poules qui jouent ensemble, des chiens qui rient, la tristesse d’un renard qui père un de ses congénères.
Les notions de rire, tristesse, plaisir, gratitude, colère, angoisse, dépression sont sans doute différente entre humains et animaux, comme elles le sont entre êtres humains eux-mêmes, mais cela n’empêchent pas de penser que les animaux éprouvent aussi cette sensation.
Et que dire de l’altruisme des animaux ? Des éléphants qui libèrent une antilope en défaisant un loquet avec leur trompe, des dauphins qui font un radeau de leur corps pour soutenir un dauphin malade, des rats qui vont ouvrir la cage d’un autre rat mis dans une cage pour partage avec lui leur friandise ?
Pour Jane Goddal et Ray Creek, cité par Marc Bekoff, « la communication non verbale des chimpanzés ressemblent beaucoup à la nôtre. Lorsqu’ils se trouvent, ils s’embrassent, s’étreignent ou se tapent dans le dos. Les mères et leurs enfants, les frères et les sœurs tissent des liens particulièrement forts et affectueux, des liens qui peuvent être noués pour la vie.(…) Ils témoignent d’émotions tout à fait semblable à celles que nous appelons joie, tristesse, colère et abattement ».
On pourrait aussi parler de la conscience que les animaux ont d’eux-mêmes et de leurs congénères et d’un grand nombre d’autres sujets concernant la vie subjective des animaux
Cette sensibilité, cet intérêt à vivre des animaux, fondent une nouvelle morale des droits des hommes envers les animaux.
« L’homme est assujetti à l’animal à quelques espèces de devoirs. Il me semble en effet que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible : qualité, qui étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de ne point être maltraité inutilement par l’autre » A la suite de Rousseau, nous ne pouvons pas ignorer que lorsque l’homme maltraite un animal, il lui fait du mal , il fait le mal.
Par peur d’anthropomorphisme, l’homme n’a voulu reconnaitre à l’animal pendant longtemps aucune sensibilité et aucun sentiment. Tout cela était bien utile pour justifier sa propre supériorité. Mais il est littéralement passé à côté d’un être qu’il côtoyait tous les jours. Il a refusé de se rendre à l’évidence que cet être qui le regardait dans les yeux éprouvait tout autant que lui tout une palette de sentiments. Et il lui a causé et lui cause encore d’immenses souffrances.
C’est pour cela que nous défendons les animaux, « êtres sensibles ».
Inra, synthèse rapport sur la douleur animale p.4
Inra, rapport sur la douleur animal, p86.
« Le concept de nociception se réfère à une approche pragmatique et expérimentale qui
permet avant tout de caractériser le stimulus, qui est nocif, qui nuit à l’intégrité des tissus.
Un nocicepteur est le type de récepteur préférentiellement sensible à un stimulus nuisible
ou qui pourrait devenir nuisible si prolongé. C’est un système sensoriel primaire d’alarme.
Au contraire de la douleur qui impliquerait une représentation (conscience, alerte, avertissement) de sensations négatives (“« la douleur est une expérience sensorielle et émotionelle aversive représentée par la ‘conscience’ que l’animal a de la rupture ou de la menace de rupture de l’intégrité de ses tissus » (Molony & Kent, 1997)).
i Ce qui conduit des chercheurs à réfuter (ou s’interroger sur) l’idée de la douleur des animaux ne possédant pas de cerveau ou un cerveau pas développé. Par exemple les poissons et les invertébrés de type céphalopodes dans ce même rapport.
ii Voir les travaux de Lynne Sneddon de l’université de Liverpool sur la perception de douleur chez les poissons
iii Mathieu Ricard, Plaidoyer pour les animaux, p. 42
iv Dans Les animaux aussi ont des droits.p161
Question à E. de Fontenay « est-il plus légitime de tuer les animaux lorsque nous supposons qu’ils ne sont pas conscients d’eux-mêmes, n’ont pas de désirs et ne sont pas capables de souffrir de l’avenir et de la mort à venir ? Ne pensez-vous pas que les animaux ont tout simplement un intérêt à rester en vie , bien réel, quelle que soit l’espèce à laquelle ils appartiennent, indifféremment de leur niveau de conscience ou le leurs compétences validées par la science ?
Réponse d’E. de Fontenay : Si bien sûr, il ont un intérêt à vivre, qui pourrait le nier ? Et comme l’écrivait le philosophe John Feinberg (1926-2004), ils ont une vie conative, le conatus, c’est la tendance d’un être à persévérer dans l’être qui lui est propre. »
vi Marc Bekoff, Les émotions des animaux, p 89 et suivantes
vii Cité par Franz Olivier Giesbert, L’animal est un personne, p.94 et suivantes
viii Yves Christen, L’animal est-il une personne ? Voir toute cet ouvrage et p. 167 et suivantes
ix Cité par E. de Fontenay Les animaux ont aussi des droits, p.141